Texte écrit avec les contraintes suivantes:
Doit commencer par 022158.101.
Doit se terminer par jeune prodige.
Écriture automatique sans relecture.
Voilà.
022158.101 gisait par terre, inanimé. Pas l’homme qui s’est effacé derrière ce vulgaire numéro mais la matricule seulement. Parce qu’ici, les hommes, quand ils entrent, ils deviennent automatiquement des numéros. Souvent faux et rarement gagnant. Après nous avoir lavé le cerveau en nous inculquant une manière de penser, les lettres que nous portons si fièrement sur notre baptistaire se transforment en chiffre qui eux se multiplient rapidement pour ne devenir qu’une identité trafiquée. Tous les jours la même routine : séance de « briefing » le matin afin de nous apprendre une manière, une bonne, une qui prend toute la place de nos rêves et ambitions et les entasse dans un coin que l’on oublie parce qu’ils nous le demande, ensuite, c’est le dîner pour tous à la cafétéria où les chaises, les tables et même la nourriture sont d’acier inoxydable. Par la suite, l’entraînement au gymnase, la douche, le souper et finalement, le dodo. Ils contrôlent jusqu’à nos nuits, le seul moment de la journée qui nous appartient vraiment. Aussitôt que nos pensées s’égarent, ils s’empressent d’en reprendre possession et de les envoyer aux oubliettes. Mon père n’a jamais accepté de se faire ainsi diriger, moi non plus mais étant donné mon âge immature, je l’ai toujours toléré. La dernière fois que j’ai vu celui qui m’a mis au monde, je veux dire celui qui m’a donné mon nom, c’était il y a deux jours à la cafétéria. Nous avons mangé ensemble et il m’a dit alors :
- Tu sais Pierre, j’en ai marre d’être ici et je regrette que tu aies du me suivre mais fis-toi sur moi, ça va changer bientôt.
Mon père m’appelait par nom. C’était le seul d’ailleurs. Pour les autres, je n’étais qu’un mouton parmi tant d’autres, le mouton 023154.03. Le dernier nombre, celui après le point, c’est le nombre qu’ils n’aiment pas. Plus il est élevé, moins ils l’aiment. Il représente le nombre de fois où l’on a songé à quitter l’endroit d’une manière ou d’une autre. D’une manière qu’ils ne nous ont pas montrée en tout cas. J’ai essayé trois fois mais c’était seulement pour tester, pour voir où les conséquences me mèneraient. Elles ne m’ont jamais amené bien haut. Chaque fois, je me suis retrouvé au fond d’un trou, seul comme un homme peut l’être quand le seul moyen de se rappeler de son nom c’est de l’écrire sur tout ce qu’il trouve pour ne pas oublier qu’il est en lettres et non en chiffres. Je me suis toujours demandé comment mon père, 022158.101, s’en était tiré à chaque fois. Je l’appelle par son numéro parce que son nom je l’ai oublié. J’aurais du l’écrire quelque part mais j’étais déjà assez occupé à retenir le mien que le sien s’est changé en nombre. 022158.101. Ça ne lui allait pas tellement bien d’ailleurs à mon père. Il n’avait pas une face à numéro. Encore moins un cœur et une âme. J’ai donc trouvé son identité ce midi par terre, sur le plancher d’acier. Je marchais en rang, derrière un autre numéro et j’ai vu, de mes yeux, qui sont encore les miens, quelque chose qui se démarquait de la surface rectiligne. Un bout de plastique, à peine plus gros qu’un vingt-cinq sous, à l’époque où il y en avait encore dans le monde. Peut-être y en a-t-il encore mais il y a trop longtemps que je n’ai pas mis les pieds à l’intérieur. J’ai pris la matricule et en ai reconnu le numéro. Je l’ai mis dans ma poche, à l’abri de toute cette merde et je me suis assis devant mon cabaret de bouffe que l’on ne donnerait même pas aux animaux.
Je ne devais pas être dans mon assiette ce midi. Je dis « je » mais peut-être serait-il plus exact de dire « il » parce que ce midi, partout dans l’inox on entendait : T’a vu 023154.03, il n’ pas l’air dans son assiette. Je pensais à mon père, à ce qu’il était devenu. J’avais la tête ailleurs mais pas trop parce si je m’éloignais trop, ils auraient fait tout en leur pouvoir pour me la ramener les pieds sur terre. J’aurais bien demandé à quelqu’un ce qu’il était advenu de 022158.101 mais je ne voyais personne, que des numéros. J’ai donc, à la fin du repas, pris mes deux identités et je me suis entraîné comme jamais. J’ai soulevé, au « bench press », défoulement livres. Jamais je n’avais été capable de soulever une telle charge mais aujourd’hui, j’ai réussi. Peut-être à cause de mes deux identités? J’ai pris ma douche plus longtemps qu’à l’habitude. Je ne sais pas mais je suis le dernier qui est sorti, quand ils sont venus me chercher parce que c’était trop long. J’ai mangé deux assiettes de cette bouffe de merde qui ne goûtait même pas rien et j’ai ensuite dormi. Et j’ai rêvé. J’ai rêvé que je m’évadais. Qu’enfin je rentrais, laissant derrière moi tous ces moutons blancs.
Le lendemain, quand je me suis réveillé au son de la cloche, j’ai constaté que ma peau était devenue noire durant la nuit. Je me suis frotté mais rien à faire, la couleur me collait à la peau. J’ai regardé mon matricule. Le trois était devenu quatre tandis que celui de mon père, que j’avais tenu entre mes doigts toute la nuit, s’était effacé. Plus aucune identité n’y était visible. Que des lettres qui formaient le mot : Pierre. J’étais donc un junior, un enfant qui portait le même nom que son père. J’étais Pierre deux. J’étais libre de faire ce que je voulais parce que maintenant j’étais Pierre deux. Je n’étais plus le jeune débutant qui se laisse marcher sur les pieds et la tête. Un soldat est venu me chercher dans ma cellule, parce que je mettais trop de temps. Il m’a pris le bras de son air menaçant et m’a demandé :
- Numéro de matricule? Jeune novice.
- Pierre deux. Pas jeune novice, jeune pro, dis-je.